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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 15:32

Mélancolie des corbeauxMélancolie des corbeaux

de

Sébastien Rutés

 

 

 

 

« Sur les hauteurs du parc Montsouris, des féviers d’Amérique poussent le long des pentes de la voie ferrée désaffectée… Certaines nuits, l’entrée du tunnel abandonnée avale des ombres en maraude le long des rails. Paris les digère sans jamais rien recracher. Seul le souffle du vent qui s’engouffre au soir dans son mufle affole le silence…

C’est là que je vis, sur la quatrième branche du plus haut févier… Mes voisins connaissent mon goût de la solitude. Que je les inquiète n’explique pas peu qu’ils le respectent. Il faut admettre que je fais rien pour améliorer la réputation des Corbeaux, sans en rajouter : nous n’avons tout bonnement pas de contacts. Je concède d’ailleurs volontiers que ce sont des animaux discrets et de bons voisins. Le couple de Pies de la première branche n’est pas bavard, c’est une chance. La femelle fait en sorte que ses petits ne s’approchent pas. Qui sait ce qu’elle leur raconte sur moi ? »

 

          Par les Corbeaux des Trois Croix ! Ce livre de la collection « Actes noirs » ne pouvait qu’à un moment ou à un autre m’échoir !... Ma plume en est toute frémissante !...

          Des lecteurs et lectrices familiers de mes chroniques j’imagine les sourires amusés…

 

          Irrésistible histoire que celle de Karka le Corbeau freux qui vit en ermite, depuis que son aile fut brisée par un Epervier jusqu’au jour où les Mouettes colportent une rumeur singulière : les bêtes du bois de Boulogne disparaissent et le Grand Corbeau du Conseil des animaux de Paris le fait mander après bien des années.

 

          « Par pudeur, j’essaie de ne pas jouer les vieux de la vieille. Je n’invente rien. Je n’hésite pas à avouer que je ne comprends pas pourquoi la banquise recule, pourquoi la forêt brûle, pourquoi les humains se battent entre eux.

          Statue du lion mort parc MontsourisEn échange de mes conseils, les jeunes Mouettes m’informent…

          La statue autour de laquelle la colonie des Mouettes s’est installée représente quatre Humains qui transportent la dépouille d’un Lion. Il ne faut voir aucun allégorisme : l’ensemble fait un toit où s’abriter des intempéries et, perché sur la crinière du fauve, on domine le bassin.

          Ierk m’y attend chaque soir. Elle est la Mouette rieuse la moins drôle que j’ai connue… »

 

 

          Entre polar et conte philosophique, drôle de roman qui revisite Paris avec un autre regard :

 

corbeau en vol« D’un coup d’aile je gagnai la Ménagerie du Jardin des Plantes. Les animaux enfermés ici purgent de longues peines. Souvent, ils n’en sortent que dans un sac en plastique noir ou empaillés pour le Muséum d’Histoire naturelle, les moins chanceux sont emmenés au laboratoire pour y subir des expériences dont la simple mention hérisse mon plumage. Les détenus ne se font guère d’illusions : condamnés à mort, ils finiront, sur une table de vivisection lorsqu’il faudra désengorger les cellules pour accueillir d’autres pensionnaires. Exécution par bistouri, au mieux par injection. Direction la décharge ou la crémation dans le meilleur des cas, sans la moindre chance que le vent porte leurs cendres jusqu’à la savane natale. »

 

 

          Karka d’un élan zélé retrouvant ses ailes vient visiter la plus ancien détenu de cette sinistre prison, répondant au sobriquet de Léon.lion en cage

 

          « Conséquence de son passé glorieux autant que de sa déchéance ce Lion autrefois majestueux avait développé, au fil des années un complexe de supériorité à la limite de la mythomanie, coutumier chez qui ne se résignent pas à la perte du pouvoir…

          La cage de Léon avait changé depuis ma dernière visite, son goût de l’apparat devait s’en trouver flatté. On avait rajouté des plantes, le sol de béton était recouvert d’écorce, il y avait un bassin d’eau propre. Ainsi vont les mentalités : une couche de peinture sur les désespoirs épargne un ménage de fond aux bonnes consciences… »

 

          « Nous te saluons Karka !

          Pauvre Léon ! Il n’allait pas mieux, voila qu’il se donnait du vous. On aspire d’autant plus au respect que l’on se sent déchoir… Néanmoins il avait de la mémoire pour son âge…

          Majesté, quel honneur ! ramageai-je du miel dans le bec…

          A sa place, j’aurais préféré l’oubli dans la folie à la folie dans le souvenir…

          Notre destin s’appelle l’Humain : nous avons peur !

 

          Progressivement, plus que l’inverse, Paris m’a apprivoisé. La solitude que je prisai dans mes forêts m’est apparue ici décuplée… Il me fallut du temps pour prendre possession de mon nouveau territoire et domestiquer ma solitude. Trop d’animaux se côtoient à Paris pour s’intéresser les uns aux autres. Avec le Temps, la contrainte s’était changée en habitude, et l’habitude en plaisir. »

 

Corbeautière« Les Freux sont grégaires. Je n’y peux rien, la Nature est ainsi faite : j’appartiens à une espèce grégaire. Mes semblables se plaisent en communauté. C’est beau, une corbeautière !

          J’ai vu des nuées, dans le Nord, obscurcir le ciel d’un matin d’hiver comme une éclipse de plumes et, un crépuscule d’été dans le Sud faire sur le soleil couchant une nuit incendiée d’étoiles filantes…

          Ah, n’être qu’un Corbeau parmi les Corbeaux ! La curiosité, l’orgueil, l’ingénuité, la vanité, la colère, l’impulsivité… Nombreux étaient les chemins pour me perdre.

 

          Un Corbeau parmi les Corbeaux…

          Rien qu’un Corbeau…

 

          Nous, Corbeaux, voyons dans l’Histoire une succession de cycles de durée inégale. Dans la purification de la Nature qui les achève, les espèces animales disparaissent pour être remplacées par de nouvelles. Toutes à l’exception des Corbeaux, qui traversent les ères car ils sont la mémoire.  Nous sommes à l’ère de l’Humain, qui tôt ou tard prendra fin, comme les autres. »

   Füsli Le cauchemar détail (1790-91)

          Karka le freux avec une blanche Tourterelle est chargé d’enquêter. Un Toucan aussi. Le Conseil a décidé de négocier. L’intrigue se complique… les animaux de Paris s’inquiètent…

 

          « La faim n’expliquait pas tout, Paris avait connu des hivers plus rudes, on aurait dit que la présence des Lions dans les bois rappelait les animaux à la vie sauvage. Chassez le naturel, il revient au galop, disent les Chevaux. A bride abattue, l’œil fou de terreur, le naturel remontait sans frein une piste de sang vers le cœur palpitant de la Capitale ! »

 

 

          Krarok le Grand Corbeau qui tenait audience dans la charpente de Notre – Dame sous l’Aigle mystique de Saint – Jean, Krarok se meurt…

          « C’était donc fini, aussi simplement que la mort succède à la vie. Pas de râle, de sang ni de cri. Le silence et la présence nouvelle d’une absence. »

 

          « Mélancolie des corbeaux » est trop foisonnant pour en réduire en une poignée de mots le charme curieux et insolite…

          Sébastien Rutés a-t-il écrit avec une plume empruntée au plumage d’un Freux, d’une Corneille Mantelée ?…

 

          « Je ne te connaissais pas poète, Karka. Oublies – tu la couleur de ton plumage ?

          Noir est mon aile mais mon esprit n’est pas un oiseau de nuit, même si parfois mes humeurs empruntent leur couleur à mes plumes. »

 

          Inoubliables pages que celles où le freux Karka accompagne le vieux Lion. C’est l’aube, il a neigé… « La cathédrale disparaissait dans la réalité, de l’autre côté du songe de neige. »

 

          Dans Paris ensablé de neige, le Sacré – Cœur était-il le Kilimandjaro qui se noie là-bas dans son sommet neigeux dans les nuages ?

 

          « Quoi d’étonnant à ce que les contraires s’alliassent si un Corbeau cheminait à côté d’un Lion ?

Paris Pont Alexandre III le lionSous le pont Alexandre III, Léon tomba en arrêt devant des Varans dorés qui ornent les piles… Levant la tête, il aperçut le groupe de Lions de bronze conduits par des enfants humains et, plus haut, au sommet des colonnes, les Chevaux de la Renommée qui perdaient leurs dorures dans l’oubli de la nuit. Dressés fièrement sur leurs pattes, les Lions majestueux semblaient garder l’entrée du pont comme si la rive droite était leur territoire de chasse.

          Etrange habitude qu’ont les Humains de représenter partout des animaux, rauqua Léon. Il ne leur suffit pas de nous mettre en cage, il faut encore qu’ils nous peignent et qu’ils nous sculptent. »

 

La curiosité te perdra Karka !

 

                    Et vous, Humains ?...

 

                          Pourquoi tant de questions ?... Pourquoi la Tour Eiffel ?… A quoi rêvent-ils les Corbeaux quand ils rêvent ?...

 

 

Hécate.

 

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3 décembre 2011 6 03 /12 /décembre /2011 09:56

VARJAC l'agneau-chasteL'agneau chaste

de

Franck Varjac

 

            "De toute mon existence, je n'ai embrassé qu'une seule bouche, caressé qu'un seul corps. Pourquoi un garçon de treize ans s'abandonna - t - il si facilement entre les bras d'un homme de trente deux ? Je l'ignore. Mais je sais aujourd'hui que j'ai vécu des moments de bonheur infini, et rien, ni l'exil, ni l'oubli assassin de mes proches, rien ne me fera regretter ces moments d'amour pur. Que connaît - on de la pureté ? Il faut avoir treize ans pour le comprendre."

 

 

            C'est par cette page que s'ouvre le récit de David. Trente ans après il se souvient de l'été de l'anniversaire de ses treize ans.

            "Treize ans ce n'est pas un âge important. Je suis le même que l'année dernière. Enfin je crois."

            "Aujourd'hui tout particulièrement, je devine qu'il faut profiter pleinement de ces jambes, douces et tendres. Je sais que la jeunesse ne dure pas, quelques mois, quelques années qui passent très vite, on n'y pense pas, on n'a pas le temps, et puis viennent les métamorphoses. Peut - être que je penserai à tout cela dans très longtemps et que je comprendrai plus fort encore que j'avais raison de le rouler dans le sable, ce corps d'enfant."

 

            Cet été là n'est pas tout à fait semblable aux autres étés.

 

            "Pour la première fois de ma vie, la perspective de n'avoir que la plage et ses plaisirs pour occuper mes journées m'angoisse. Je tourne et retourne cette découverte dans tous les sens."

 

            Il y a la famille, Elise la sœur aînée et Marc le frère impatient de devenir adulte. Hélène la mère et Jean le père. Il y a Brigitte et Pierre amis d'Elise. Depuis quatre ans environ Marc s'est inscrit aux cours de judo donné par Fabrice.

            "Il y a longtemps que je n'avais pas vu l'enfant de Martine et de Fabrice. Elle est jolie maintenant, et drôle."

 

            L'histoire d'amour entre David et Fabrice est narrée très simplement. Elle va naître lors d'une partie de pêche par une brûlante journée de juillet où la nudité des corps n'a presque rien d'insolite. Fabrice est beau. David est fasciné par ce qu'il voit pour la première fois: "un sexe d'homme en érection, une queue brune, deux testicules enflés entre des cuisses ouvertes. Juste une seconde, de façon si nette que je reste figé, le cœur battant."

            En quittant Fabrice, j'avais pensé "quelle journée formidable"...

 

            "Dans la maison silencieuse et endormie je lutte contre les images qui me submergent, contre un visage et un prénom qui me harcèle: Fabrice. Jusqu'au lever du jour pendant cette longue traversée nocturne, je regarde en face mon trouble, mon désir et ma peur."

 

            Comment se défendre de sensations et de sentiments inconnus ? Comment à treize ans vivre un tel amour quand on pense à la réaction des autres s'ils venaient à savoir ? " Les coups de téléphone, la dénonciation, un procès pour détournement de mineur. Ou alors le silence. Plus terrible encore: le rejet définitif. Je vois déjà mon père outré. L'indignation comme une écharpe, derrière laquelle on se dissimule, et le fils à jamais oublié."

            Toute la difficulté du quotidien de cette ardente liaison est dite dans ce récit de quatre vingt dix pages. L'obligation douloureuse de taire ce qui rend heureux.

 

            La prise de conscience de l'intolérance, incontournable, devient un tourment insurmontable.

            "Pour l'instant je ne peux pas contrôler en même temps le bonheur et la terreur. Je ne peux pas. C'est au - dessus de mes forces... Fabrice est le prénom qui coule dans mes veines nuit et jour. Je ne savais pas qu'on pouvait aimer aussi fort."

 

            La quatrième de couverture mentionne le silence d'une presse tétanisée par le sujet, à l'exception, notable, du Monde, lors de la parution de ce premier roman de Franck Varjac.

       vitexagnus-castus agneau chaste    

            "L'agneau chaste ou gattilier est un arbrisseau méditerranéen appartenant à une espèce protégée dont la récolte est interdite aujourd'hui. Dans le passé, cette plante était consommée par les moines afin de tempérer une libido bien naturel mais incompatible avec les vœux de chasteté."

 

 

 

Editions Minos La Différence.

                                                                                                                   Hécate.

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23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 15:54

ô Verlaine

Ô Verlaine !

 

de

Jean Teulé 

 

 

Du faune sous les buissons des rimes, de l’amoureux à la lyre sous la lune blême, du chantre des Fêtes galantes, du poète éperdu des Romances sans paroles, Jean Teulé dresse dans un Paris goguenard une fresque pittoresque et furieusement criante de la fin du Pauvre Lélian, ses trébuchements, ses chutes, ses lits dans les garnis ou plus souvent encore à l’hôpital.

 

Syphilis

Altération sanguine

Diabète

Souffle au cœur

 

Cirrhose du foie

Erysipèle infectieux

Hydarthrose jambe gauche

Pneumonie.

 

-        Avez-vous lu les deux beaux quatrains ?

-        T’as tout ça ?

 

Paul Verlaine par Cazals en tenue d'hôpital« Fréderic – Auguste Cazals, Bibi – la – Purée et Henri – Albert Cornuty n’en revenaient pas. Leur vieil ami souffrait de tant de maladies qu’il avait fallu accrocher deux panneaux à la tête de son lit pour toutes les énumérer. »

 

Autour du vieux faune des lubricités, la faune amicale ne manque pas. Aussi variée que la faune et la flore du Jardin des Plantes.

Henri – Albert Cornuty est venu à pieds de Béziers jusqu’à Paris pour voir Verlaine. Un adolescent dont l’oncle débite des bêtes mortes à l’abattoir de Paris – Bestiaux.

 

« Leurs gueules étrangement renversées semblaient rire de cette position catastrophique. Des employés les conduisaient, sabots aux nuages, sur des charrettes en fer vers la fonderie industrielle où leur chair deviendrait savon, huile, suif à chandelles comme celles à la lumière desquelles écrivait Verlaine la nuit, à Broussais. »

 

«  Vingt ans, blond, avec une mèche lui barrant le front sous un chapeau à large bord, il était vêtu comme un inc’oyable. Gillet d’un mil huit cent trente extravagant, pantalon en spirale et quelle redingote à carreaux verts et jaunes. » C’est là Cazals celui qui a été la dernière grande amitié passionnée de Verlaine, outrancier en tout, esprit, talent et costume.

 

Toujours avec son grand carton à dessin l’ami Cazals croque le poète Saturnien qui le croquerait bien d’une autre façon !

 

verlaine au caféUn beau soir le Ronsard de la Cour des Miracles arrive au café François- 1er. Il s’installa sur la banquette près de Cazals qui parlait avec des amis.

« C’est alors que Frédéric – August sentit la paume de Verlaine remonter le long de sa cuisse… mais remonter si haut qu’il s’en saisit, se retourna.

-        Hé, Paul !

-        Tiens, je t’ai écrit le début d’un poème. C’est une œuvre d’anticipation.

 

Même quand tu ne bandes pas,

Ta queue encor fait mes délices

Qui pend, blanc d’or, entre tes cuisses

Sur tes roustons, sombres appas.

 

Cazals ne sut pas s’il devait se fâcher ou éclater de rire : - Mais pourquoi tu m’as écrit ça ?

Le vieux faune cligna des yeux.

-        Tu ne voudrais pas vivre avec moi ? je te rendrais heureux.

Cazals protesta, ahuri, il avait une petite amie Marie. Verlaine insista.

-        Tu crois que ta femme voudrait bien de moi ?

-        Oh ! Paul, ça suffit !... »

 

Puisqu’il ne comprenait rien à l’art, le mythologique poète reprit son journal où il avait griffonné ses vers et demanda l’adresse du petit paysan de Béziers.

-        Mais t’es fou, Paul. C’est un enfant !

 

Le soir le poète était titubant dans la rue, s’accrochant à des réverbères et hurlant :

-        Rimbaud !

« Tout à l’heure dans un café, Léon Bloy en avait mal parlé. Paul, assis en bout de banquette du Soleil d’Or où l’on acceptait l’entassement de ses soucoupes, avait entendu le virulent polémiste dénigrer l’œuvre de l’adolescent de Charleville. (Ardennes)

-        Bloy, cessez ses plaisanteries aux dépens d’un absent… Et quel absent !

  Rimbaud & Verlaine

Puis il était sorti sur la place Saint – Michel en hurlant :

-        Rimbaud !...

Vacillant, se cognant à des roues de calèches garées, lui qui n’avait jamais eu de logement - Je ne demeure pas, je loge à la nuit - ne savait où aller. Dans la même journée, il avait été refusé par une giletière, une putain, une irréductible hétéro, peut – être un chien…le souvenir irradiant d’un Fils du Soleil.

Perdu dans la rue il vomit sa solitude, son absinthe, ses amis disparus ; Villiers de l’Isle – Adam - Tu nous fuis, comme fuit le soleil sous la mer -, ses amants, ses maîtresses. - J’ai toujours été amoureux d’un sexe ou deux.

A la vue de son pitoyable spectacle, les bourgeois se tordirent de rires…  

 

Paul arriva chez Guignard où les gueux du quartier dormaient à l’abri pour un sou. Dans l’ancien frigidarium des Thermes du Nord, les pauvres venaient maintenant dormir à la corde. A un mètre cinquante du sol, Guignard tendait une ficelle le long du mur en guise de balustrade, et les indigents alignés y posaient leurs avant – bras, debout, une joue au creux d’une épaule. Quand l’un d’eux bougeait, tous les autres ondulaient comme des barques sur la mer.

Il en était là.

Lui, né dans la bourgeoisie de Metz, n’en revenait pas de sa dégringolade.

-        Ah ! quand même, c’est emmerdant la misère lorsqu’on a su ce que c’est d’être un peu à son aise… »

 

Ecartelé entre les deux pieuvres qu’il a aimé, qu’il aime encore, il a besoin d’une femme et, elles en usent et en espèrent ces deux là, la Nini Mouton et l’autre, la Philomène qui le trompe avec un cocher et qui travaille pour le souteneur Lacan. La petite ardennaise de dix neuf ans avait vendu ses manuscrits laissés à l’hôtel.

-        As – tu vu mes bottines, comme elle sont du dernier v’lan ? Je voulais te rendre tes sous, mais tu sais comme je suis, j’ai tout dépensé… Est-ce que tu pourrais écrire d’autres poèmes d’amour sur moi ? Des longs.

-        Je voudrais que tu m’aimes.

Le faune dolent était jaloux des clients de la petite catin. Il cherchait à en rire, mais ça le torturait…

 

Paul Verlaine par Gustave BonnetDe la Sagesse aux Fêtes galantes, que la Bonne Chanson est triste…et le Bonheur illusoire !

Eugénie l’accueillera à bras ouverts, le maternera, le pouponnera, puis lui reprochera de ne pas davantage profiter de sa renommée.

De l’or des Illuminations, de l’or des rêves tomber dans l’ordure de l’affreuse réalité que c’est dur !

 

Je suis venu, calme orphelin

Riche de mes seuls yeux tranquilles,

Vers les hommes des grandes villes :

Ils ne m’ont pas trouvé malin…

 

A vingt ans un trouble nouveau,

Sous le nom d’amoureuses flammes,

M’a fait trouver belles les femmes :

Elles ne m’ont pas trouvé beau…

 

Eugénie savait qu’elle partait des poumons, mais elle s’accrochait à l’argent du poète, celui qu’il n’avait plus, qu’il n’avait pas, ou si peu…

Le jeune prêtre que Verlaine a horrifié à confesse est plus terrifié encore du comportement de Nini Mouton.

-        Et les fameux billets de l’étranger, c’est quand qu’on en verra la queue d’un ?

-        Quand j’aurai écrit.

-        Ecris ! Un fainéant qui n’écrit plus… Mais si tu ne me laisses rien Paul, de quoi je vais vivre quand tu seras mort.

 

Le buveur de rêves, le musicien des mots, le poète des exquises impressions, des douceurs sanglotantes dans les silences du soir, c’est Verlaine…

 

Les choses qui chantent dans la tête

Alors que la mémoire est absente

Ecoutez, c’est notre sang qui chante…

Ô musique lointaine et discrète !

 

Ecoutez ! C’est notre sang qui pleure

Alors que notre âme s’est enfuie,

D’une voix jusqu’alors inouïe

Et qui va se taire tout à l’heure.

 

Entre les lignes, entre les mots de Jean Teulé, se glissent les miens, se glisse le fantôme du Pierrot lunaire aux yeux de mongol, au front large qui s’affolait de ne pas être plus agréablement tourné.

 

-        Rimbaud ! reviens…

 

« La dernière fois qu’il l’avait vu, c’était dans la banlieue de Stuttgart. L’autre l’avait roué de coups et laissé à demi-mort au bord du fleuve Neckar. Il avait voulu retrouver l’Arthur en Allemagne pour tenter de le convertir au catholicisme.

« Verlaine est arrivé ici l’autre jour, un chapelet aux pinces… Trois heures après, on avait renié son Dieu et fait saigner les 98 plaies de Notre Seigneur » raconta Rimbaud.

 

Ô les ombres du passé… La mort avait fait sa moisson. Elle avait emporté Lucien Viotti… Lucien Létinois…le pâle reflet où il cherchait encore le Fils du Soleil… Dans la fleur de l’âge !...

Il n’avait plus été que l’ombre de Femmes, l’ombre de Hombres. (Publié sous le manteau et vendu nulle part.)

 

Ces passions que seuls nomment encore amour

Sont des amours aussi, tendres et furieuses,

Avec des particularités curieuses,

Que n’ont pas les amours certes de tous les jours.

 

Dans le paysage du désespoir, une orgie de luxures…

 

Chair ! Ô seul fruit mordu des vergers d’ici bas…

 

Si Rimbaud avait la Magie, Verlaine se dira un peu Sorcier. De son éditeur Vanier qu’il accusait de le voler en gros il disait qu’il se vengerait ; - Je lui ai dit que quand je crèverai, il mourra dans la même année.

Verlaine ne s’était pas trompé.

 

A l’hôpital, adossé aux oreillers, il recevait comme un Mandarin des lycéens - rimeurs de Condorcet piqués de bonne heure par la tarentule poétique. Ils se présentèrent :

Les Vers-libriste

Les Magnifiques

Les Instrumentistes

Les Egotistes

Les Amoraux

Les Désenchantés, mouvement sans élan.

 

Ces adolescents avaient découvert les poèmes de Paul chez Vanier. « - Mais on ne savait pas que vous existiez. Les professeurs ne nous avaient pas dit. Heureusement le bouche à oreille…

 

-        Hier, ils étaient à la liqueur vos chocolats. Ce que j’aime dans le chocolat c’est la liqueur.

 

En quittant l’hôpital ils se lamentèrent.

La légèreté de Verlaine a quelque chose de déprimant… sinon les autres furent ravis. Un Amoral avait même glissé sous son oreiller une petite fiole interdite. L’absinthe, sa fée verte, son lait de sorcière…

 

Des violences de satyre en colère, des tendresses à n’en plus finir…quand dégrisé, l’absence de Jadis lui parle de Naguère. Des grains de chapelet, des grains de caprice et des grains de raisin chapardés à Bacchos quand il fait la rime à Eros. Eternellement jeune d’élan et d’âme dans un corps usé jusqu'à la corde !

C’est la fin et c’est le début de la Gloire. Le vieil enfant est un Prince au Pays Poésie, et ses admirateurs ont la jeunesse qu’il aimait sous un ciel de diamants !

 

« Le mercredi 1er janvier 1896, Verlaine sentit à de mystérieux signes que la mort rôdait autour de lui…

-        Mon père et ma mère sont morts un mois de janvier…

 

La nuit du 8 janvier : « Verlaine gisait, à demi nu, sur les tomettes près d’un seau hygiénique renversé. Un vent glacial soufflait par le trou du papier huilé de la fenêtre. »

Nini Mouton descendit pour demander de l’aide, puis finalement resta dormir chez les concierges.

« Quatre étage plus haut il n’y avait plus de feu dans la cheminée. »

 

Liturgie intime et ultime. La congestion pulmonaire l’emporta.

 

verlaine sur son lit de mort par cazals« Cazals sortit des crayons et des feuilles de papier à dessin. La nuit tomba. Cornuty alluma les trois bougies roses qui ornaient la cheminée, et contempla le poète. Les reflets des bougies roses animèrent les ombres et comme Verlaine eut toujours le teint blême, son visage sembla à peine plus pâle que d’habitude et il donna l’illusion, à cause de cela d’être moins mort que les autres morts. »

 

«Ah, dans ces deuils sans rachats

Les Encors sont les Déjàs ! »

 

«  Ils furent cinq mille, dix mille selon la police !

Quand le cortège se reforma, la rue Soufflot fut noire de monde. C’était un long trajet de cinq kilomètres pour aller au cimetière des Batignolles.

Ce fut une promenade un peu débraillée, un désordre bon enfant qui aurait plu au Pauvre Lélian. Toute impression funèbre avait disparu. Verlaine entrait dans la gloire. Et cette radieuse matinée d’hiver fut pour tous le début de son apothéose… »

 

A la tombée de la nuit le bras tendu de la statue de  la Poésie qui décore le faîte de l’Opéra s’était détaché avec la lyre d’or qu’il soutenait et vint s’écraser au sol à l’endroit exact où le cercueil de Verlaine était passé le matin même.

 

Ô Verlaine !...

 

Le ciel est, par-dessus le toit,

Si bleu, si calme !

Un arbre, par – dessus le toit

Berce sa palme.

 

La cloche, dans le ciel qu’on voit,

Doucement tinte,

Un oiseau sur l’arbre qu’on voit

Chante sa plainte…

 

                                                                                                                                                                                  Hécate.

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3 octobre 2011 1 03 /10 /octobre /2011 09:15

Carjat Arthur Rimbaud 1872

 

 

Rimbaud

1854 - 1891

 

 

 

 

 

Illuminé de soleil, entré en Enfer dans l’éblouissement nimbé de furibonde ambition, engendré de labeur, Rimbaud déploie ses ailes et s’aperçoit que ce miracle est une ombre où il se damne.

 

Avec Verlaine lorsqu’il s’enfuira dans la Babylone de Londres, il appellera à lui, à eux, l’absinthe et l’or des tourbes dans les pubs. Le fils du Soleil et le trébuchant de la Lune.

Londres est le dieu Baal, dans le brouillard mauvais il fera trop nuit pour distinguer qui est la Vierge folle, qui est l’Epoux infernal.

 

Verlaine en chapeau derby sur le quai de la gare a attendu Rimbaud à Paris.

 « Venez chère grande âme on vous attend. »

 

Verlaine s’est attardé dans les cafés, il ne verra Rimbaud qu’en rentrant chez lui. Il est là, le garçon d’un mètre soixante-quinze, les manches trop courtes sur des poignets osseux, des mains rouges de fraîcheur paysanne, tout vêtu de bleu sombre. L’air buté et sournois d’un échappé de pénitencier ou d’un animal traqué. Il pourrait mordre. Si jamais on osait lui gratter la tête, ce paquet de cheveux blonds, plaqué comme par un coup de vent entre les yeux clairs. Une flamme bleue comme le punch qui flambe. La prunelle fixe, large ainsi que celle d’un milan. Des étincelles métalliques comme autant de pointes d’or, scintillement d’astre. Le satin de la joue, la bouche un peu resserrée sur elle-même, honteuse de sa pulpe, presque enfantine, féminine. Des épaules de charretier. Et aux pieds des chaussettes tricotées à la main.

 

Pas de bagage, pas le moindre linge, rien qu’un cahier de poèmes sous le bras.

On ne voit que lui, dans ce salon où trônent, le piano Pleyel, le cabinet hollandais tapissé de miroirs.

-         Verlaine, c’est donc ici que tu habites ? Quand comprendra-tu que ta place n’est pas ici. Dans un palais d’Echatan ou un taudis…dans l’entrepôt d’un bateau, mais pas ici Saturnien !

Verlaine éprouve le besoin de relire la lettre reçue. Il est perplexe. Puis il monte, va à la chambre d’ami.

-          Vous faites bien de venir, j’allais appeler.

Rimbaud s’est déshabillé, les chaussettes à travers la chambre. Un torse pâle comme du lait. Il ne supporte pas le tableau accroché au mur.

-          ça me rappelle les lépreux de la piscine de Bethsabée !...

 

Verlaine grimpe sur une chaise. Stupéfait, il décroche le tableau, un aïeul de sa femme Mathilde Mauté de Fleurville.

Rimbaud continue de se dévêtir comme s’il était seul ou invisible. Qui est-il donc ? N’a-t-il jamais cessé d’être seul au monde ?

 rimbaud-verlaine-luc-albert-moreau

Le lendemain, c’est sa première absinthe avec Verlaine.

Il n’eût pas l’air tenté. Il s’est laissé faire. Il serre les dents. Il parle… De quoi ? Du latin, cette langue peut-être forgée… Il dit la lecture dérobée…associé à une activité interdite, criminelle…

 

Ses premières illuminations… Un livre à l’index… à cause d’un titre « Confession d’un enfant du siècle ». Puni, enfermé au grenier. Le délice, le délit… A peine besoin d’ouvrir les pages, les mots sortaient tout seuls…

Une bouffée de pipe. Une gorgée d’absinthe. Rimbaud avare de mot, à peine loquace dit : le poète qu’est-ce que c’est ? Un voleur de feu ! Il rapporte des découvertes de là-bas…

Un geste vague, par-delà de l’autre côté de la glace du café…

 

Chacun va aimer ce que l’autre écrit. Qui des deux détient la clé ? Celle des nébuleuses où s’incarne tout l’univers ; les portes s’ouvrirent et les vers poussèrent comme des arbres !

Ils furent l’un à l’autre, nus, dressés l’un l’autre se cherchant, les yeux morts de voyance, dans la cadence aveugle des corps. L’œil violet fut l’œillet violé dont ils se troublèrent… L’écriture de Rimbaud s’est embellie de ces étreintes dont sa faim était immense.

L’amour des corps quand il gagne l’âme affole. Dans une âme et dans un corps, on ne voit que le corps. Et dans les vers est-ce qu’on voit l’âme ?

Rimbaud a le cheveu en désordre, l’œil bleu pâle qui ne regarde pas, il voit. Il est clair comme le jour.

Mais peut-être qu’il contemple déjà la Nuit, ses astres et son désastre à venir.

L’ovale est angélique de passion violente.

 

Il regarde la Grande Ourse le soir dans les rues de Paris.

 

Avec un appareil photographique venu à grands frais de Lyon, Carjat a fixé son visage. Et encore aujourd’hui Rimbaud nous voit sans avoir besoin de nous regarder, ni de nous reconnaître.

 

Plus d’un se reconnaît en lui, et plus qu’il ne faut ! Et combien à s’embarquer sur son bateau ivre n’en reviendront jamais !...

Illuminés pour toujours, irradiés et barbares, certains le suivent ainsi en traversant l’Enfer avec la Beauté assise sur leur genoux.

Et le poison est sans antidote.

 

« Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.

J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été  mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie. »

 

Certaines saisons n’en finissent pas. Et l’Enfer, quand on est en Enfer a figure d’Eternité !

 Quand on sait que l’Eternité n’est qu’un temps très long, la relativité du malheur n’est que dans la brutale réalité.

Peu d’écrivains ont été autant que Rimbaud passionnés de se connaître, de se définir, de vouloir se transformer et devenir un autre homme par la connaissance de soi.

 

Ô cette pureté inimitable, ces triomphes, ces emportements, ces brisements.

Lui qui a tout traversé, tout connu, le viol même, on le murmure, et la prostitution aussi.

Qu’a-t-on fait de ce désir d’amour, cette vocation et les tendresses profondes, lui qui a subi l’attentat métaphysique de l’enfance ?

 

Comment a-t-il survécu, obligé à l’atroce scepticisme, à l’agressivité, au désarroi, privé trop tôt d’une confiance dont il avait une soif et un besoin démesuré ?

Comment ? Y a-t-il une réponse ?

 

… La vie est la farce à mener par tous…

…Tarir toutes les urnes…

…Je croyais à tous les enchantements…

…Je veux être poète et je travaille à me rendre voyant.

Vous ne comprendrez pas tout, et je ne saurais vous expliquer.

Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens…

 

Rimbaud ne cesse de survivre. Tentative atroce et pathétique.

La magie rimbaldienne, cette intense lumière frisante qui arrache leur épiderme aux choses confère à Verlaine un état d’hypnose. Rimbaud prétend avoir trouvé quelque chose comme la clé de l’amour et même dévoiler tous les mystères, il connaît les puits de magie et il est passé maître en fantasmagorie.

 

verlaineVerlaine admire, s’enthousiasme, mais il manque de force pour les formules que cherche Rimbaud fiévreusement et réclame sur le champ comme une mandragore.

 

Verlaine est plein de cauchemars, de chagrins vagues. Verlaine se sent comme aimanté par la nécessité du malheur.

Malentendu d’autant douloureux que malgré tout Verlaine aime de plus en plus Rimbaud. Rimbaud semblera aimer de moins en moins en Verlaine le disciple geignard et rabâcheur.

 

Autrefois – est-ce déjà si loin ? – ils avaient communié dans les idées et les mots.

Verlaine mêle déjà au plus intime de leurs caresses, des hantises chrétiennes, d’incubat et de succubat. « Je suis élu, je suis damné ! »

 

Dramatique solitude de Rimbaud. Il est hors du monde. Vouloir changer le monde, sans cesser d’aimer le monde, c’est se tenir mal, vraiment trop mal. Quel dénuement dans ce cri ! Être au monde et n’y être pas, comme caché.

 

Verlaine fut le seul ami, le seul à le connaître vraiment. Verlaine ne reniera jamais Rimbaud. Malgré les tourments qu’ils s’étaient infligés, et peut-être à cause d’eux,  Verlaine et Rimbaud restèrent marqués l’un par l’autre.

 

« Resonge à ce que tu étais avant de me connaître » avait écrit en 1873 Arthur à Verlaine pour qu’il lui revienne. Verlaine cherchait en Rimbaud un double fétichisme : celui du mauvais Ange…et celui du Tigre souverain. C’est à l’Initié qu’il se plaint, c’est d’abord le Tigre qui répond, exige.

Demander c’est s’engager pour Rimbaud. Rimbaud est dans la ferveur, Verlaine est dans l’imperméabilité au bonheur ou à sa dénaturation.

Verlaine invoque inlassablement le souvenir et Rimbaud ne parle que de son avenir.

 

«  La vraie vie est ailleurs… »

 

Et de l’absence et du silence de Rimbaud le nomade, le marchand, le trafiquant d’armes, pourquoi s’interroger ? Devenu la proie du réel, écrire, c’est écrire des lettres d’affaires, des lettres aux siens, sa mère, sa sœur Isabelle.

 

Lettres envoyées d’Aden ou de Harar où abonde l’ennui.

 

Rimbaud in Harar« Je continue à me déplaire fort dans cette région de l’Afrique. Le climat est grincheux et abrutissant et les conditions d’existence généralement absurde aussi… … Je suis très occupé, mais ennuyé… … Le plus triste n’est par encore là. Il est dans la crainte de devenir peu à peu soi-même, isolé qu’on est et éloigné de toute société intelligente. » (Harar 4 août 1880)

 

Ne pouvant s’évader du réel il vit dans l’absence.

 

Infernale douleur enfin : « Je vous écrit de Marseille en France. On m’a coupé la jambe il y six jours » écrit-il au gouverneur de Harar. A sa sœur, il écrit : « Pour moi, je ne fais que pleurer jour et nuit, je suis un homme mort, je suis estropié pour toute ma vie ! Pourquoi donc existons-nous ? »

 

Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les déserts, les rivières et les mers ?...

 

En 1873 il avait écrit, dans  Une saison en Enfer.

«  Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde…

 

     Ô saisons, ô châteaux !

         Quelle âme sans défauts ?...

         L’heure de sa fuite, hélas !

         Sera l’heure du trépas.

                   Ô saisons, ô châteaux !

 

         Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté ! »

 

A l’hôpital de la Conception de Marseille le 10 novembre 1891, Rimbaud achevait son aventure terrestre de Voyant.

 

 

A lire autour de Rimbaud : Alain Borer, Yves Bonnefoy, Roger Munier, Pierre Michon, Françoise d’Eaubonne, Françoise Lalande, Pierre Brunel.

 

 

                                                                                                              Hécate

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9 septembre 2011 5 09 /09 /septembre /2011 13:26

 CouvertureUn certain mois d’avril à Adana

de

Daniel Arsand

 

 

Nous sommes en avril 1909 à Adana, au sud de la Turquie. Adana, l'opulente plaine de Cilicie, ses champs de coton et ses vergers, le fleuve Seyhan, la mer Méditerranée. Qui aurait pu prévoir que des massacres ravageraient cette terre ? Que la folie saisirait le parti Union et Progrès ? Aucune union en vérité, aucun progrès. Il y a là des amis, des familles, des bergers, le poète Diran Mélikian, Atom Papazian le joaillier, Vahan le révolutionnaire. Ils assistent à la montée de la haine et de l'intolérance. Certains prient, d'autres prennent les armes et combattent. La mort frappera la plupart, l'exil sera le lot de certains. C'est toute la puissance du roman de Daniel Arsand de réinventer une ville et d'évoquer le destin d'un peuple. De donner un visage à l'Histoire.

 

 

        « C’était une ville, une vraie, et néanmoins elle pourrait 19-terrasses-adanadisparaître de la surface de la terre sans qu’on le remarque vraiment. Qu’était une ville de plus ou de moins ? Se dressaient mosquées, églises, collèges, couvents, demeures patriciennes. Adana était aussi ici et là un fatras de masures, de taudis, d’antres, elle était grandiloquente et sordide, elle grouillait d’histoires, elle avait Dieu qui veillait sur elle, elle était sans caractère et funeste… »

 

« Un certain mois d’avril à Adana » est un roman où l’émotion monte page après page.

        Un roman splendide et déchirant. Derrière toutes ces voix qui s’élèvent et s’entrecroisent en ce mois d’avril 1909, il y a celle de Daniel Arsand reconnaissable de livre en livre, la « voix » intime si particulière qui évoque l’indicible. En l’écoutant, il me semble entendre et voir entre ombre et lumière comme dans un tableau du Caravage le feu dévorant des humaines passions. Il y a des spasmes de violence, d’amour et de mort dans toute son œuvre.

        Ce sont les braises d’un passé infusé dans le sang, la mémoire et le silence.

 

        Le passé de l’Arménie martyrisée, sacrifiée.

 

        « Le silence de mon père, Hagop Arslandjian, m’a accompagné tout au long de l’écriture de ce roman. »

 

        « Le désespoir se désagrège un soir et renaît le lendemain. C’est un phénix. »

 

        Chaque chapitre est tel un vitrail émaillé de sang, tel un ciel insolent de bleu, celui du printemps.

 

        Floraisons…où vont commencer ces terribles moissons de la Mort !!!...

        Scènes de la vie quotidienne à Adana. Pensées, dialogues, rêves, désirs, des hommes, des femmes d’Adana.

 

« Dzadour avait eu l’impression de grandir d’un coup, de se hisser au statut d’homme, ce qui fut profondément troublant. Il avait eu l’impression de se délester d’un harnais, de se libérer d’une entrave. Il serait un jour l’égal de celui que l’on connaissait comme le joaillier Atom Papazian. »

 

        « C’est l’heure d’aller déjeuner.

Pour la première fois la voix de son fils lui fut déplaisante.

        Je ne viendrai pas, Dzadour, j’ai du travail.

        Jamais jusqu’à ce jour son père n’avait manqué un repas.

        Tu m’as entendu ? Je ne viendrai pas.

Dzadour s’était enfui.

        Fils !

        Il avait prononcé si bas ce mot que même pour un ange l’ordre ou la prière aurait été inaudible. »

 

        « Hovhannès rabotait, ponçait, clouait depuis bien avant l’aube, afin d’être le plus efficace possible tant que la chaleur n’alourdirait pas ses gestes. Il avait fêté la veille ses dix huit ans… Le jeune homme habitait avec sa mère dans une masure à l’orée de la ville. Garinée Bédrossian n’avait qu’une fois partagé sont lit avec un homme. C’était un colporteur. »

 

Il y a Chirag qui joue dans le jardin et qui regarde danser la poussière.

        « Il gambadait, elle dansait avec lui. Il serait danseur. Ou explorateur. Ou les deux…»

 

        Vahan est de retour à Adana… Il était groom dans un hôtel de Constantinople.

 « Entre groom et prince, y avait-il une immense différence ? » se demande Dzadour qui le regarde, admiratif.

 

       Rose Il y a le poète, Diran Mélikian…

        « Je n’ai jamais écrit sur la mort. Comment s’y prendre ? Est-ce que lorsque j’évoque une rose, c’est de la mort que je parle ?... Je sais si peu de moi, des autres, du monde, d’hier, de maintenant, de demain. Sur ce chemin que j’emprunte, j’ai l’impression de n’avoir plus chair ni os, de n’être rien, il m’arrive de connaître l’angoisse, de vivre la peur, il m’arrive tant en un seul jour. »

 

        Il y a Yessayi Zénopian qui hante Adana…et marche dans les rues à la recherche de Vahan.

        « Il n’y aurait jamais d’adieu entre eux. Jamais ?»

 

        « Le sang ne fertilise aucune terre, dit Adalet.

Epouse terrifiée vaut mieux que cousine vendue à l’ennemi, se dit Cevat Bey… Ne suis-je pas le vali d’Adana ? Sortez !

Seul il se demanda : Dans mes rêves, qui suis-je ? »

 

A chacun son histoire, à chacune la sienne… Et l’Histoire d’Adana…

 

27-etablissement-jesuite-adana« Le feu enserrait le collège, le masquait. On avait l’impression que ses pierres coulaient telle de la cire… C’est ça, un dragon ? demanda une fillette… »

 

Depuis quand le printemps enfante-t-il la mort ?...

 

 

« Adalet, bâillonnée et poings liés, se persuadait qu’elle pourrait encore enfanter.

Donner naissance à une lignée sans haine et sans reproche.

Ce serait sa vengeance. Ce serait sa grandeur.

Mais qui serait l’homme ?

Le garde lui répugnait.

Elle étouffait. L’homme eut pitié d’elle. Il lui ôta son bâillon.

Ne parle pas ou je serai puni.

Sois tranquille, je n’ai plus de larmes et ne n’ai plus de voix. »

 

«  Il y aurait une nuit plus sombre que toutes les nuits que la ville avait connues et la jour qui la relaierait n’en serait que plus flamboyante. La haine était à la pointe des lames que l’on aiguisait. On fabriquait des torches et le feu s’élevait déjà dans les songes, dans les regards, dans les silences. »

 

Dzadour va être tué…

 « Corps de mon fils.

Phrase sans avenir. »…

 

« Atom n’avait pas cessé de pleurer tandis qu’il tamponnait épaules et cuisses. Mais qui avait osé dire que les larmes soulagent ?...

De l’index il avait touché la blessure. Sang caillé, sang noir, sang qu’on ne répandrait plus. Comment rejoindre son enfant dans l’abîme ou celui-ci était tombé ?... »

   daniel-arsand

 

 

Je ne vais plus rien dire sur ce roman. C’est celui d’un fils qui n’en finit pas d’arracher au silence du père, tout ce qu’il n’a pu dire.

 

Ce roman c’est la voix de Daniel Arsand… Des mots qui touchent, des mots qu’on ne peut oublier…

 

 

 

Daniel Arsand est écrivain et éditeur. Il est notamment l’auteur de « La Province des ténèbres » (Phébus, prix Femina du premier roman, 1998), « En silence » (Prix Jean – Giono), « Lily » et « Des amants » (Stock, 2008, Livre de Poche 2010). Ses livres sont traduits dans une dizaine de pays.

 

Bibliographie complète :

- Mireille Balin ou la beauté foudroyée, Éditions de La Manufacture, 1989.

- Nocturnes, HB Éditeur, 1996.

- La Province des ténèbres, Phébus, 1998, prix Femina du premier roman

- En silence, Phébus, 2000, Grand Prix Jean Giono du deuxième roman

- La Ville assiégée, Le Rocher, 2000.

- Lily, Phébus, 2002.

- Ivresses du fils, Stock, 2004.

- Des chevaux noirs, Stock, 2006.

- Des amants, Stock, 2008, Grand Prix Thyde-Monnier de La Société des Gens de Lettres 

 - Alberto, Editions du Chemin de Fer, 2008

- Un certain mois d'avril à Adana, Flammarion, 2011

  

 

 

 

Entretien avec Daniel Arsand: Ici 

 

                                                                               Hécate 

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22 août 2011 1 22 /08 /août /2011 15:55

Mammon

de

Robert Alexis

cover 1  

Avec ce nouveau roman, Robert Alexis réussit l'exploit pour ceux qui se souviennent de l'Afrique d'Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad - de son atmosphère poisseuse, de la dérive inéluctable de Kurtz, de la folie des hommes confrontés à l'ivoire - de renouveler la problématique et la figure du Mal absolu, thème qui hante son œuvre.

 

 

Sa description de la nature vierge et ténébreuse du Cambodge, le jeu temporel entre le passé guerrier et le présent faussement calme de notre époque tiennent le lecteur en haleine et dévoilent ici un peu du mystère de l'humanité comme de l'inhumanité.

 

 

 

Dans ce roman d’aventure, Robert Alexis retrouve la sombre magnificence qui exsudait des pages de Conrad dans  "Aux cœur des ténèbres". C’est un voyage aux confins de la jungle d’un paradis perdu où dans les entrailles de l’Asie ensanglantée dorment les plus majestueux rubis.



J’ai lu quelque part à propos de rubis brutes et tailléscette pierre précieuse qu’il existe des gens qui ne l’aiment pas. Tiennent-il entre leurs mains les plus purs des  "sang – de – pigeon", rien ne se passe. Mais d’autres ressentent tellement son appel qu’il couperaient la gorge à un de leurs semblables pour s’emparer de la pierre qui les hante. Le rubis est une pierre qui vous force la main.

 

 

De ces feux qui brûlent l’âme Robert Alexis semble tout savoir… Toute fascination est à l’épreuve de la tentation.

 

« Je voulais visiter les mines abandonnées. Après les fleurs et les bouddhas de pierre, les rubis me fascinaient, je voulais voir d’où ils étaient extraits, ces trous creusés dans la terre rouge, des galeries en partie recouvertes, dont la béance peinait contre l’invasion végétale.

 

 

Comment dire cette époque somme toute assez heureuse de ma vie sans rappeler la couleur qui en faisait l’étoffe ? Quoi d’étonnant à ce que les sangs de pigeon naquissent d’une terre aussi rouge ? Malgré de fréquents lavages, mon treillis en était imprégné, les mains, le visage, le bord des paupières.

…Mes hommes connaissaient dans la jungle de nombreux gisements abandonnés, on pouvait les visiter sans risque, loin des groupes armés qui, ailleurs assuraient la protection des exploitations en activité.

Celles-ci relevaient d’un système compliqué, la France, le Roi du Cambodge, les régisseurs chinois ou thaïlandais, chacun avait eu sa part dans un commerce on ne peut plus rentable. La guerre d’indépendance menée de l’autre côté de la frontière avait brouillé ce réseau par la force aux mains du Front Uni Issarak, un groupe de communistes khmers inféodés au Vietminh. L’ "effort" réclamé au royaume du Cambodge ne trouvait de réels opposants que chez les religieux pour lesquels il devenait urgent de soustraire aux influences profanes la pierre écarlate, symbole de puissance divine. »

 

 

La narration confidentielle de Bertrand Moreau commence dans un château au bord du lac Léman où Nadine une jeune femme journaliste qu’il a invité est intriguée par un singulier portrait.

 

« Un jeune homme habillé de noir ne montrait de son corps qu’une main posée en griffe sur la taille. Si l’on pouvait dater l’œuvre du début de la Renaissance, le personnage échappait à l’époque de sa représentation… creusé en caractères rouges sur les ténèbres du fond " Mammon " n’était évidement pas la signature de l’artiste ; le nom désignait celui qui, avec un sourire, semblait ravi qu’on eut fait l’effort de l’identifier. »

 

 

L’auteur aimante le lecteur attentif d’indices, autant de signes jalonnant un jeu de piste. Il y a ce portrait qui semble ironiquement s’être échappé des pages de Milton, (Mammon, le moins élevé des esprits tombés du ciel, car même ses regards et ses pensées étaient toujours dirigés vers le bas…) et, « cueillie dans le jardin parmi les hellébores, cette tulipe qui refusait de faner. La fleur noire épousait l’obscurité. »

 

 

« L’enfer et le paradis n’étaient pas deux opposés. »

 

 

Jambhala KuberaDe Mammon à Kubera, dieu infernal des richesses mentionné dans les Védas, l’aventure va se démultiplier. L’aventure possède et conduit au hasard des rencontres et des itinéraires.

 

 

Comme l’a écrit Marcel Brion « certains jouent à cache – cache avec leur destin, jusqu’à ne plus distinguer clairement s’ils poursuivent ou sont poursuivis. Nous croyons chercher et c’est quelque chose qui nous cherche. »

 

 

Moreau le lieutenant français ne s’intéressait qu’à la botanique, Waclawek ne s’intéressait qu’aux temples.

 

« Ce qui n’était chez moi qu’un loisir prenait dans son unité des allures d’obsession. »

 

 

Obsession, passion, possession… Leurres et sortilèges.

 

« A l’autre bout de la morale, dans son reflet, dans son antimatière, le crime nourrissait la vie aussi bien que l’amour. »

 

 

Robert Alexis n’en finit pas d’aborder la notion d’identité, thème familier de toute son œuvre. Le bien, le mal, le jeu des apparences, la transgression des limites.

 

« J’étais entouré de ceux que j’appelais les « stéréotypes » ; Lebel, la « brute » ; Simon l’exemple même du blanc perdu sous les tropiques ; les Khmers qui jouaient au mahjong ; Khim prisonnier de son ambiguïté ni soldat ni domestique… »angkor-55

 

 

La vie et les tribulations de cette poignée d’hommes sur les traces de l’inquiétant Waclawek, conduit par l’éclaireur Chung à travers une nature inextricable nous entraîne progressivement aux confins du Cambodge, toujours plus loin dans un « territoire interdit aux simples mortels. Les moines l’avaient toujours su ; aucun d’entre eux n’eût songé à bâtir quoi que ce soit là où régnaient les boroméï. »

 

En épigraphe l’auteur place un vers de John Donne déjà cité dans « Flowerbone ».

« Change is the nursery of music, joy, life and eternity.”

 

Un fabuleux roman d’aventure aux dimensions plus extraordinaires que jamais où se conjuguent haine, peur, combat, désir, au sein d’une nature édénique envoûtante.

La démesure de la végétation, la démesure de l’être humain…

 

 

« Fumeur d’opium blotti dans son rêve, le temps courrait au bout de mes doigts, sur la rude nervure des feuilles d’etlingera, sur les troncs verts du pomme – rose ou du carambolier, mais un temps aussi rapide, aussi ramassé dans la synthèse des perceptions qu’il était mesuré, orné de sceaux que mon plaisir découvrait selon des rythmes inédits, des traces exigeant que ma vie se fondit dans l’universel… » 

  

A paraître le 1er septembre 2011.

 

  robert Alexis

 

 

 

 

 

 

Interview de Robert Alexis par Francesca Isidori du 30 avril 2011 sur France – Culture :

F

 

 

 

 

 



 

Du même auteur aux éditions Corti : La Robe, La Véranda, Flowerbone, Les Figures, U-Boot, Nora.

 

Hécate.   

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6 juillet 2011 3 06 /07 /juillet /2011 18:18

VATHEK.

 

 

 

VATHEK

et ses épisodes

 

de

William Beckford.

(1760 / 1844)

 

             Vathek, neuvième Calife de la race des Abbassides, était fils de Motassem, et petit-fils d'Haroun Al-Rachid. Il monta sur le trône à la fleur de l'âge et les grandes qualités qu'il possédait déjà faisaient espérer à ses peuples que son règne serait long et heureux. Sa figure était agréable et majestueuse mais quand il était en colère, un de ses yeux devenait si terrible qu'on n'en pouvait soutenir les regards et le malheureux sur lequel il les fixait, tombait à la renverse et quelquefois même expirait à l'instant: Aussi, dans la crainte de dépeupler ses états et de faire un désert de son palais, ce prince ne se mettait en colère que très rarement.

 

            Comme il était fort adonné aux femmes et aux plaisirs de la table, il cherchait par son affabilité à se procurer des compagnons agréables; en quoi il réussissait d'autant mieux que sa générosité était sans bornes, et ses débauches sans retenue; il n’était nullement scrupuleux et ne croyait pas comme le Calife Omar Ben Abdalaziz, qu'il fallût se faire un enfer de ce monde, pour avoir le paradis dans l'autre.

 

           le calife Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs. Le palais d'Alkorremi que son père Motassem avait fait bâtir sur la colline des Chevaux Pies, et qui commandait toute la ville de Samarahb ne lui parut pas assez vaste; il y ajouta cinq ailes, ou plutôt cinq autres palais qu'il destina à la satisfaction particulière de chacun des sens.

 

            Dans le premier de ces palais, les tables étaient toujours couvertes des mets les plus exquis qu'on renouvelait nuit et jour, à mesure qu'ils étaient consumés; tandis que les vins les plus délicats et les plus excellentes liqueurs, coulaient à grands flots de cent fontaines qui ne tarissaient jamais: ce palais s'appelait le Festin éternel ou l'Insatiable.

 

            On nommait le second palais le Temple de la Mélodie, ou le Nectar de l'âme. Il était habité par les plus habiles musiciens et les plus grands poètes de ce temps, qui, se dispersant par bandes, faisaient retentir tous ceux d'alentour de leurs chants toujours variés.

 

            Le palais nommé les Délices des yeux, ou le Support de la mémoire, n'était qu'un enchantement continuel. Des raretés, rassemblées de tous les coins du monde, s'y trouvaient dans une profusion qui aurait ébloui, sans l'arrangement avec lequel elles étaient étalées On y voyait une galerie de tableaux du célèbre Mania, et des statues qui paraissaient animées. Là, une perspective bien ménagée charmait la vue; ici, la magie de l'optique la trompait agréablement tandis que le naturaliste déployait d'un autre côté les divers dons que le ciel a fait à notre globe. Enfin,  Vathek n'avait rien omis dans ce palais de ce qui pouvait contenter la curiosité de ceux qui le visitaient, quoique la sienne ne fut pas satisfaite; car il était le plus curieux de tous les hommes.

 

            Le palais des Parfums, qu'on appelait aussi l'Aiguillon de la Volupté, était divisé en plusieurs salles où brûlaient continuellement, dans des cassolettes d'or, les différents parfums que la terre fournit: des flambeaux et des plantes aromatiques y étaient allumées, même en plein jour; mais on pouvait dissiper l'agréable ivresse dans laquelle on y tombait, en descendant dans un vaste jardin, où l'assemblage de toutes les fleurs odoriférantes faisait respirer l'air le plus suave et le plus pur.

 

            Dans le cinquième palais, nommé le Réduit de la Joie, ou le Dangereux, se trouvaient plusieurs troupes de jeunes filles, belles comme les Houris, et prévenantes comme elles, qui ne se lassaient jamais de bien recevoir tous ceux que le Calife voulait admettre en leur compagnie; il n'en était point jaloux ayant ses propres femmes dans l'intérieur du palais qu'il habitait. Malgré toutes les voluptés où Vathek se plongeait, il n'en était pas moins aimé de ses peuples, qui croyaient qu'un souverain qui se livre au plaisir n'est pas moins propre à gouverner que celui qui s'en déclare l'ennemi. Son caractère ardent et inquiet ne lui permit pas d'en rester là. Il avait tant étudié pour s'amuser du vivant de son père, qu'il savait beaucoup; mais ce n'était pas assez pour lui; il voulait tout savoir, même les sciences qui n'existaient pas. Il aimait à disputer avec les savants; mais il ne voulait pas qu'ils poussassent trop loin la contradiction : aussi fermait-il la bouche aux uns par des présents, tandis que ceux dont l'opiniâtreté ne pouvait être vaincue par sa libéralité, étaient envoyés en prison pour calmer leur sang: remède qui souvent réussissait... … … …

 

Editions José Corti Domaine Romantique.

 

Autour de William Beckford : Portrait de William Beckford, par George Romney 

 

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17 juin 2011 5 17 /06 /juin /2011 19:51

Kafka coverKafka,

l’éternel fiancé.

 

de

Jacqueline Raoul – Duval.

 

 

Il a passionnément aimé Felice, Julie, Milena, Dora. Elles habitaient Berlin ou Vienne. Il n’aurait jamais épousé une jeune fille de Prague. Il fallait que celles dont il faisait la conquête fussent loin pour avoir le bonheur de leur écrire et le soulagement de ne pas les voir dans leur réalité. Fiancé quatre fois, il échappe au mariage. Lorsque s’achève chacun de ses amours, il rédige d’une traite un roman qui lui, ne s’achève pas. « L’Amérique, Le Procès, Le château ».

            Sa vie ressemble au monde qu’il a créé : impénétrable, hérissé de pièges, mais où l’exigence de la vérité débouche sur la lumière. Aucun écrivain n’a suscité autant de livres, mais rares sont ceux qui font revivre, comme celui-ci, la vie amoureuse si singulière, de Franz Kafka. »

 

 

« Le 20 septembre 1912, il écrit sa première lettre à Felice Bauer. Une lettre à en-tête de la compagnie d’assurances ouvrières où il occupe un poste important.

 

…Il lui rappelle son nom, Franz Kafka, leur rencontre chez les Brod, leur projet d’aller en Palestine. Au cas où elle n’aurait pas de raisons de le prendre pour compagnon de voyage, pour guide, fardeau, tyran et tout ce qu’il pourrait devenir, il lui propose, de le prendre à l’essai comme correspondant. Il ajoute qu’il n’est pas ponctuel et en échange il n’attend pas qu’on lui écrive régulièrement.»

 

Cinq pages écrites à la main suivront cette première lettre. Franz, sollicite l’aide de son entourage, il veut briser ce silence que Felice lui oppose. Lorsqu’elle lui répond au bout de trois semaines, Franz exulte et s’engage aussitôt dans une correspondance frénétique. Il lui envoie une moyenne de trois lettres par jour.

 

« Je tremble comme un fou quand je reçois vos lettres, des palpitations me traversent tout le corps et mon cœur ne connaît que vous. »

 

… « Il n’y a guère de quarts d’heure de ma vie éveillée que je n’ai pensé à vous, et il y en a beaucoup pendant lesquels je ne fais pas autre chose. Depuis le soir où j’ai fait votre connaissance, j’au eu le sentiment d’avoir un trou dans la poitrine par où tout entrait et sortait comme aspiré hors de moi. Vous êtes intimement liée à ma littérature. »

 

De toutes ces lettres, émerge un portrait de lui-même : impitoyable, humoristique, fidèle, extravaguant. 

 

« J’aurai trente ans, le 3 juillet prochain. J’ai l’air d’un adolescent, c’est vrai. »

 

« Vous voulez connaître mon emploi du temps ? Très routinier. De 8 heures à 2 heures au bureau, déjeuner jusqu’à 3 heures ou 3 heures et demie et jusqu’à 7 heures et demie sieste au lit, puis dix minutes de gymnastique, nu et la fenêtre ouverte, puis une heure de promenade, seul ou avec un ami, puis dîner au milieu de ma famille. Puis vers 10 heures et demie (quelque fois plus tard encore), j’écris. Cela dure selon mes forces, mon envie et ma chance jusqu’à 1, 2, 3 heures du matin. »

 

« Ma façon de vivre ? Elle vous paraîtrait folle et intolérable. Je m’habille à la diable. Je n’ai qu’un costume pour le bureau, la rue, même pour l’été et l’hiver. Contre le froid, je suis mieux aguerri qu’une souche, je n’ai encore porté jusqu’à présent, au milieu de novembre, aucune espèce de par-dessus lourd ou léger ; parmi les passants emmitouflés, je fais figure de fou en petit chapeau de paille et costume d’été, sans gilet (je suis devenu l’inventeur du complet sans gilet). »

 

« Bien entendu, je ne fume pas, je ne bois ni alcool, ni café, ni thé !

Je fais trois repas par jour, dans l’intervalle, je ne mange rien, mais ce qui s’appelle rien. Le matin de la compote, des biscuits et du lait… Le soir, à neuf heures et demie en hiver, du yoghourt, du pain complet, du beurre, des noix et des noisettes, des châtaignes, des dattes, des bananes, des pommes, des poires, des oranges. Et je n’ai jamais mon content de citronnade. Ma très chère Felice, ne me rejetez pas pour cela, acceptez-moi gentiment. »

 

« Aucun détail n’est trivial, si il est exact » affirmait Kafka dont l’exigence de la vérité est obsession.

 

Dans son journal, il avoue ses audaces alimentaires, il s’examine :

 

           Kafka 2 « Je me suis trouvé mieux de visage que je ne le suis à ma propre connaissance. Il est vrai que c’était à la lumière du soir et que j’avais la source de lumière derrière moi, de sorte que seul le duvet qui couvre l’ourlet de mes oreilles était vraiment éclairé. C’est un visage pur, harmonieusement modelé, presque beau de contours. Le noir des cheveux, des sourcils et des orbites jaillit comme une chose vivante de la masse du visage qui est dans l’expectative. Le regard n’est nullement dévasté, il n’y a pas de trace de cela, mais il n’est pas non plus enfantin, il serait plutôt incroyablement énergique, à moins qu’il n’ait été simplement observateur, puisque j’étais justement en train de m’observer et que je voulais me faire peur. »

 

Lettres tour à tour angoissées, pressantes, véritable interrogatoire. Il a la tête pleine d’autant de questions qu’il y a de mouches sur un pré.

 

« Réponds exactement à mes questions, il me faut des réponses aussi rusées et aussi vives que des serpents… Moi, il faut que je t’écrive sinon la tristesse me tuerait. »

 

Il quémande, se lamente.

 

« Rien que deux lignes, un bonjour, une enveloppe, une carte, je t’en prie. Je t’ai envoyé depuis vendredi quatorze ou quinze lettres. Une folie. »

 

Le tourment lui devenant insupportable il écrit :

 

« Si je veux continuer à vivre je ne peux plus attendre en vain des nouvelles de toi. Ne m’écris plus. »

 

            Une lettre qui arrive et le voici dans le remords, le regret. Il supplie.

 

« Tu m’écriras encore n’est-ce pas ? !

Mon besoin de correspondance ininterrompue avec toi n’a pas son origine dans l’amour, mais dans ma malheureuse disposition d’esprit. »

 

Jacqueline Raoul – Duval sous une forme romancée, s’appuie sur les journaux et les correspondances de Kafka et en dessine un portrait intimiste. L’œuvre de Kafka s’est nourrie de ses lettres. Avant sa brève rencontre avec Felice, il n’écrivait pratiquement plus… Elle est l’étincelle qui va déclancher l’exaltation qui lui permet de se jeter dans la création de son œuvre.

 

« Mes nuits ne seront jamais assez longues pour cette occupation voluptueuse au plus haut degré. »

 

Max Brod l’ami de toujours s’est marié. Sa sœur Valli s’est mariée aussi. Franz se sent de plus en plus seul.

 

« Un homme sans épouse n’est pas une créature humaine, cet anathème du Talmud le poursuit. »

 

Il avait osé confier à Felice que pensant à elle, pris d’un désir violent il avait dû chercher la consolation… à la fenêtre dans le ciel gris.

Plus singulière lettre est celle où il se délivre de ce qui l’étouffe.

 

« Le vrai objet de ma peur, c’est que je ne pourrai jamais te posséder. Dans le meilleur des cas, je devrai me contenter, tel un chien éperdument fidèle, de baiser la main que tu m’abandonneras distraitement, ce qui ne sera pas acte d’amour, mais le signe du désespoir de l’animal condamné au mutisme et à une distance éternelle. »

 

FeliceL’auteur de « La métamorphose » va se fiancer avec Felice. Elle ne lit pas ses livres. Son éducation lui interdit de lui demander pourquoi il s’humilie avec tant d’obstination. Il lui est impossible de parler de sexualité.

 

« L’idée d’un voyage de noce m’emplit d’épouvante » écrit-il dans son journal lors de son voyage en Italie.

 

Plus approche la date officielle de ses fiançailles, plus il est en proie de maux de tête, d’insomnies. Tout les oppose. Ils ne sont d’accord ni sur leurs futurs meubles, ni sur la nourriture, ni sur la température de leur chambre.

 

Kafka ne cesse de renforcer ses règles de vie. Il ne mange pas avec ses parents. Il mange contre eux. Tout à la fois lié et séparé d’autrui.

 

 

Même quand il se met à cracher du sang, il plaisante. « Ma tuberculose n’est pas une maladie que l’on couche sur une chaise longue, c’est une arme qui m’est nécessaire, et nous ne pouvons pas rester en vie tous les deux, elle et moi. »

 

Max Brod n’a jamais vu Franz pleurer en public. Il s’effondre en larmes après avoir accompagné Felice à la gare. Il sait qu’il ne la reverra jamais.

 

Franz n’est plus le fringuant jeune homme décidé à conquérir Felice quand il rencontre Milena. Trente neuf ans, des cheveux blanchis. En promenade il s’essouffle vite. Milena a vingt trois ans. D’avril à novembre, environ cent cinquante lettres. Milena

 

« Les lettres, nées d’un tourment incurable, ne sont qu’incurables tourments. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route » écrit-il à Milena. Elle est mariée à un homme qui la trompe ouvertement, accumule les dettes.

 

« A Milena, et à elle seule, il livre le récit de sa première expérience sexuelle, qui, dit-il, est à l’origine de sa peur du sexe. Il a vingt ans, il est étudiant en droit… !  Par la suite, son corps (il en parle comme d’un objet dont il a la charge) a été à intervalles réguliers insupportablement secoué de ce désir lancinant, ce désir d’une petite chose sale, répugnante.»

 

Il ne confie qu’à son journal son goût pour les bordels.

 

« Depuis qu’il connaît Milena, il n’est plus absurdement poussé dans un monde sale absurdement. Grâce à elle il n’a plus la nostalgie de la saleté. Il n’a plus peur… »

 

Elle est la seule personne à laquelle il confie ses volumineux cahiers bleus. Il se demande peut-être si Milena a pris la peine d’ouvrir l’un de ses cahiers…

Rejeté par Milena, banni, expulsé du monde des vivants, incapable, croit-il de se lier avec quiconque, il s’enterre : il se sauve dans le silence, dans la nuit de son terrier, le seul lieu où il se sente à l’abri. En neuf mois, il édifie son troisième et dernier roman « Le Château ».

 

« Jusqu'à sa mort, il a pensé que tout ce qu’il entreprenait, le piano, le violon, l’italien, l’anglais, l’hébreu, les études germaniques, l’antisionisme, le sionisme, la menuiserie, le jardinage, la littérature, les tentatives de mariage, il ne progressait que lentement. »

 dora diamant

     

  

C’est avec Dora, qu’il va connaître un bonheur qu’il ne croyait plus possible. Elle va le rejoindre à Wiener Wald, un sanatorium universitaire.

  

  

Franz a un visage décharné, des yeux brûlant de fièvre, des mains d’oiseau… Il commence à être atteint par une tuberculose du larynx. Puis ce sera le sanatorium de Kierling où Dora le verra tous les jours.

 

  

Presque aphone, sur recommandation des médecins, il communique par écrit, quelques phrases.

 

« Si un homme voué à la mort peut rester en vie par bonheur, alors je resterai en vie. »

 

« Le lilas c’est merveilleux, n’est-ce pas, il boit en mourant, il se saoule encore. »

 

Son dernier billet, écrit alors que le médecin quitte sa chambre :

 

« Voila comment le secours repart, sans vous avoir secouru. »

 

 Il ne peut plus s’alimenter depuis trois jours lorsqu’il reçoit les épreuves d’ « Un artiste du jeûne » texte écrit deux ans auparavant. Feuilles et crayons tombent par terre. Kafka pleure, il n’est plus en état de poursuivre ses corrections.

 

Le 3 juin 1924 l’inconcevable horreur de l’asphyxie l’arrache au sommeil. C’est le commencement des terribles noces avec la Mort de l’éternel fiancé !...

  

                                                                                                                                   Hécate.

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15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 20:54

Mystères de lisbonne couvertureMystères de Lisbonne

 

De

Camilo Castelo Branco

(1825 – 1890)

 

Avertissement

 

« Essayer d’écrire un roman est un désir innocent. Le baptiser d’un titre pompeux serait un prétexte ridicule. Prendre une nomenclature, éculée et vieillie, la graver au frontispice d’un livre et s’enorgueillir d’avoir un parrain original, cela, chers lecteurs, est une supercherie dont je suis incapable.

Ce roman n’est ni mon fils, ni mon filleul…

Ce roman n’est pas un roman : c’est un journal de souffrance, véridique, authentique et justifié. »

 Camilo Castelo Branco

 

            Pour la première fois « Mystères de Lisbonne » paru en 1854 est traduit et publié en France aux éditions Michel Lafon en 2011. Son auteur Camilo Castelo Branco enfant naturel né à Lisbonne en 1825 perdit sa mère à l’âge de deux ans et son père à huit ans. Recueilli par une tante, puis par une sœur aînée, il quitta sa ville natale pour le nord du pays. Un curé de village s’occupa de sa première instruction.

            Il semble que la fiction romanesque pourrait bien être brodée sur le canevas des réalités de la vie très mouvementée de Camilo…

 

 

            « J’étais un garçon de quatorze ans, et je ne savais pas qui j’étais.

            Je vivais en compagnie d’un prêtre, d’une dame que l’on disait sa sœur et de vingt garçons, mes condisciples. Parmi eux, certains plus instruits des choses du monde me demandaient parfois si j’étais le fils du prêtre. Je ne savais pas quoi répondre.

            Bien que ce prêtre, semblât un homme fort vertueux il n’aurait pas été extraordinaire que je fusse son fils.

            Je voulais savoir qui j’étais.

  

enfant            Serais-je le fils d’un cordonnier ? Serais-je une chose que ce prêtre avait trouvé au coin d’une rue, comme il aurait trouvé un chat ? Serais-je le fils d’un voleur exécuté que l’abbé aurait accompagné à la potence ? Ces questions commencèrent à ronger mon cœur.

            Je n’étais que João. Et mes camarades donnaient à mon nom des intentions moqueuses. Ces enfantillages me faisaient rire, mais c’était un rire que l’on aurait pu appeler un sanglot. »

 

            Essayer de narrer l’avalanche des événements qui s’enchaînent et se déchaînent tout au long de ce fabuleux roman serait déflorer le plaisir d’en tourner les pages, pages qui sont comme les rideaux d’un théâtre où se dissimulent des secrets qui à peine révélés entraînent vers de nouveaux mystères. João que protège le Père Dinis donne d’emblée le ton de la sensibilité douloureuse et ardente qui parcourt tout le roman. Roman étourdissant, fascinant qui effare par sa dramaturgie. Oserait-on encore écrire ainsi ? Et pourtant que de délices dans cette écriture brûlante où les passions toutes d’ombres et de sang sont entre larmes et prières !

            Un trait acidulé, parfois virulent et plein d’humour fait naître un sourire et tempère le paroxysme romantique d’une tendre mélancolie.

 

            « La pudeur a un instinct qui devine non les secrets, mais l’embarras des personnes susceptible de les raconter. Des circonstances de ma naissance, je me passais volontiers, c’était l’histoire de mon père, dont j’avais gravé dans mon imagination, comme si je les avais embrassé mille fois, les traits du visage, dessinés par l’abbé, profonds et saillants. »

 

            « N’idéalisons pas trop, (nous dit Camilo Castelo Branco) car le temps ne s’y prête pas. Matériellement, rien n’est explicable ; tous comprennent. Les subtilités de l’esprit, laissons-les à ceux qui sentent en eux l’éther d’extases communicatives. »

 

            Le père Dinis dont les identités sont multiples est l’un des personnages qui détient les fils emmêlés de la vie des hommes et des femmes qui hantent d’abondance toute l’œuvre…

            Au XIX° siècle le droit d’aînesse réduisait au néant la destinée des jeunes gens de la noblesse. Riches de titres, pauvres matériellement l’amour ne les conduisait qu’aux affres du tourment. Les grilles des couvents n’étaient que des protections précaires.

 

            Lorsque João rencontre sa mère Angela de Lima, devenue Comtesse de Santa Barbara, ce ne sera que pour la perdre bientôt. Comme dans un roman d’Anne Radcliffe le passé étend sur cette femme éplorée l’obscurité obsédante de son passé. Episode gothique que le récit de sa séquestration, s’il n’était teinté de la désespérance farouche de son mari le Comte de Santa Barbara face à l’indifférence forcenée d’une épouse pareille à une esclave morte dont le cœur n’appartenait qu’à celui qu’elle appelait son ange de nostalgie ; le père de João… Le bourreau s’avère être le père de la Comtesse, le marquis de Montezelos…

 Père Dinis

 

            « - Je suis le dépositaire de vos biens. En voila une énigme… déclara le Père Dinis à João …c’en est fini de ce Joãozinho … monsieur Dom Pedro da Silva.

…Je ne sais quoi vous dire en ce tournant hasardeux, et le plus inattendu de votre vie.

            Ce que je puis vous prédire, c’est que la femme à qui vous accorderez votre première affection vous sauvera ou vous perdra… »

 

 

            Ce n’est là qu’une infime partie de ces aventureuses histoires et confidences qui sont comme autant de confessions…

Gitans, flibustiers, marchandes de morue, nonnes, salons, alcôves, duels apparaissent le plus naturellement du monde, tel un certain Alberto de Magalhães étalant les merveilles d’une richesse fabuleuse.

 « Ses voitures déprimaient l’orgueil des courtisans. Son manoir, édifié avec une promptitude magique et paré des plus superbes inventions en or, avait irrité la rudesse insolente des seigneurs détenteurs de terre.

 

Alberto            Alberto de Magalhães venait du Brésil. Quand et d’où il était parti, personne ne le savait, et il ne donnait pas l’occasion qu’on le lui demandât. La propension pour ce qui avait trait au mystère s’était chargée de le rendre célèbre. L’homme portait beau. Il avoisinait les quarante ans… »

 

            « - Qu’ai-je à voir avec Alberto de Magalhães ? » se demandera Pedro da Silva.

 

 

            J’ai lu « Mystères de Lisbonne » avant de voir le film de Raoúl Ruiz dont j’étais impatiente pourtant, mais les caprices des programmations en salle en avaient décidé autrement. Le hasard a voulu que je me jette avec avidité sur l’œuvre en un premier temps. Cette édition est préfacée par le cinéaste.

 

            « Personne n’échappe à son destin, disaient les anciens Germains. Et les fictions de Camilo le confirment, mais c’est le destin lui-même qui nous échappe. Le Fatum…

            Les médecins aliénistes des XVIII° et XIX° siècle distinguaient deux types de comportements extrêmes chez les fous : enthousiasme et mélancolie.  Camilo, lui, les confond, nous invitant à voyager dans un monde de joyeuses infortunes et de triomphes pénibles. Et le monde de l’« incroyable mais vrai » des péripéties propres aux Mystères de Paris cède la place à celui du « vrai parce qu’incroyable » des Mystères de Lisbonne.

Et quand Paulo Branco m’a proposé de réaliser les Mystères de Lisbonne, j’ai compris que j’attendais en fait ce genre de proposition depuis des années. »

 

Les éloges autour du film sont des plus mérités. La mise en scène est somptueuse, onirique tant par la beauté des couleurs, de la lumière et le temps est suspendu… Les heures glissent, la camera s’attarde, virevolte, caresse…

Les héros de Camilo Castelo Branco prennent corps, vont, viennent comme de fantomatiques disparus ramenés à la vie. L’enchantement est total. Visages, châteaux, paysages…baignent dans l’irréalité d’un songe.

ThéâtreLa musique de Jorge Arriagada et de Luís de Freitas Branco (1890 – 1955) compositeur classique portugais, accompagne majestueusement ce long fleuve de plus de quatre heures. Les chapitres sont ingénieusement signalés par un petit théâtre en carton absolument délicieux, un jouet d’enfant, dont le décor se renouvelle aux grès des intrigues.

 

Les six épisodes destinés à la programmation télévisée complètent le film avec bonheur. (ARTE le jeudi 19 mai et vendredi 20 mai 2011 à 20h30).

Dois-je dire que je vais du film au livre, et du livre au film?  Inséparables désormais dans la complétude l’un de l’autre.

 affiche

 

 

 

« Si quelqu’un me demandait de résumer ma position par rapport au film Mystères de Lisbonne, (écrit Raoúl Ruiz), je dirais qu’elle fut celle d’un jardinier.

Un jardinier d’amour

Arrose une rose puis s’en va.

Un autre la cueille et en profite.

Auquel des deux appartient-elle ? »

 

 

 

 

                                                                                                                             Hécate

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14 avril 2011 4 14 /04 /avril /2011 09:59

tome 1La Trilogie de Transylvanie

de

Miklós Bánffy

 

« C’est au cœur de cette Transylvanie, dans la vieille capitale Koloszvar (devenue Cluj – Napoca), que je croisai pour la première fois ce nom : Bánffy. On ne pouvait l’éviter… depuis l’arrivée des Magyars il y a dix siècles, les Bánffy comptaient parmi les grands noms qui avaient présidé aux destinées de la Hongrie et de la Transylvanie, et sur bien des murs on peut les voir représentés, dolman jeté sur l’épaule, en tunique de brocart, ceints d’un cimeterre orné de pierreries et coiffés du halpag de fourrure dont les plumes semblent s’échapper vers le ciel comme des jets de vapeur. 

 

tome 3Le livre qu’on va lire a pour cadre la période qui suit : il s’ouvre sur l’année 1904. L’univers qu’il décrit est celui de la Milteleuropa de la Belle Epoque.

 

Les hommes de ce temps là, fussent-ils atteints de myopie, avaient décidés de jeter leurs lunettes aux orties pour les remplacer par d’élégants monocles… La vie dans la capitale était une succession de fêtes, de bals, de réunions hippiques, puis l’on se retrouvait à la campagne pour de grandes battues… L’air des salons était saturé de potins, de fumée de cigare et d’anglophilie. Certains clans prisaient Monet, d’Annunzio et Rilke.

 

             La place que tenait la politique n’était pas sans rappeler l’heureux temps des romans de Trollope et de Disraeli. Les plaines aux loin étaient agitées de mirages parcourues de chevaux sauvages, des processions tome 2effilochées d’oiseaux migrateurs traversaient le ciel.

 

Bánffy on le verra bientôt, est un conteur né. Il s’entend à convoquer tous les démons de l’intrigue, du crime, de l’imbroglio politique et de la passion amoureuse… Un drame immense à tous les sens du mot. Il est clair que l’auteur y a mis sa vie, et toute la pénétration d’un esprit hors du commun… Le dévouement de celui qui nous parle aux valeurs de sa caste échappe lui-même, on le verra, à tous les pièges de la vanité.

 

Qu’on ne s’étonne pas de voir courir sur ces pages une ombre de mélancolie ; les méchants signes prémonitoires n’ont pas manqué à l’époque qui retient ici ; l’homme qui les recense au long de ce récit avait en lui trop de sensibilité, et une trop haute culture, pour les laisser. » 

            (Extrait de la préface de Patrick Leigh Fermar.)

 

 

 

Vos jours sont comptés ( I ), Vous étiez trop légers ( II ), Que le vent vous emporte ( III ), excellent à nous décrire une valaszut-banffy-kastely 9multitude de personnages qui évoluent dans un monde qui se défait. Dès le début, cette grande fresque nous attache à la vie de deux jeunes aristocrates, Bálint Abády et László Gyeróffy qui sont cousins, et amis depuis leur enfance.

Bálint est devenu député au parlement de Budapest et László envisage une carrière d’artiste.

« A lui seul il avait confié son désir de plus en plus fort de devenir musicien. Adulte, il était toujours orphelin. Il n’était chez lui nulle part : ni ici, ni là-bas. »

 

Si la passion amoureuse de Bálint Abády pour Adrienne Milhot mariée à un homme qu’elle n’aime pas ne sera pas sans tourment, celle de László pour sa cousine Klára sera jalonnée d’obstacles.

La destinée de László commencée comme une grande fête étourdissante, valses, polkas, quadrilles, czardas, s’achèvera bien pathétiquement.

 

« Pressé de rentrer à Budapest pour s’inscrire à l’académie, Laszló avait hypothéqué le domaine qu’il avait hérité de son père dans la vallée de Szamos… »

 

Au fil des années, de menues vexations dues à sa différence de fortune et de statut social, blessent le jeune homme dans son amour propre. 

 

« Les laquais imbus de leur importance lui faisaient sentir leur dédain… Toujours il se sentait comme un manant que des êtres supérieurs daignent tolérer parmi eux. Pourquoi ?... En quoi les autres valent-ils mieux que lui ? Sa famille à lui est plus ancienne : les Gyeróffy, dès le Moyen Age étaient déjà de grands personnages, ses biens ne sont pas considérables mais suffisent à assurer son indépendance, il ne les doit pas à une récente donation de la couronne, il les tient de ses ancêtres… 

Ce n’était que dans la musique qu’il se libérait… Il donnait libre cours à la violence qui couvait en lui sans jamais s’exprimer dans ses mouvements ni dans ses propos. »

 

La narration mêle merveilleusement l’intimisme des sentiments aux tourbillons des bals, aux paysages superbes, aux saisons. L’ivresse de vivre n’efface pas la diffuse inquiétude qui étreint l’âme.

 

Quelques phrases suffisent à dresser le portrait d’un personnage Pal Uzdy le mari d’Adrienne « ressemble à ces bronzes de Méphisto, ces statuettes françaises que le « Faust » de Gounod a mis à la mode et dont certaines ornent encore à l’occasion les dessus de cheminées.

Sa tête a quelque chose d’oriental : une peau brune, presque olivâtre, des tempes dégarnies qui lui agrandissent le front, des sourcils obliques, des pommettes saillantes… S’ajoute à cela une légère moustache de Tatar coupée court sous le nez mais longue et frisottée. Une tête insolite qui ne laisse pas indifférent. »

 

Types-et-costumes-de-HongrieLa rudesse de la montagne, les habits des forestiers contrastent avec la moiteur des salons raffinés où les fenêtres sont tenues fermées pour éviter que la cire des bougies des lustres ne tache les parquets sous l’effet d’un mouvement d’air ; Il fait bon rêver accouder à la balustrade du balcon, tandis que la nuit s’achève.

 

Une conversation échangée un soir comme celui-là, sera pour Bálint la motivation du thème d’un livre qu’il a commencé à écrire : « La Beauté comme action ».

La beauté comme loi éthique.

 

« Mais la beauté dont il parlait maintenant, était celle de leur vie. Franchise, liberté et sincérité, refus du mensonge. »

 

Impossible de résumer cette Trilogie Transylvaine ! Tant de détails minutieux qui témoignent du quotidien, tant de dialogues enchâssés dans les sursauts de la politique d’alors, mais impossible d’oublier certaines pages. Elles chantent longtemps dans la mémoire, comme le violon chantait langoureusement ces romances hongroises sous l’archet du primas. Pas un bal sans tziganes !... Pas une fête sans danser une czardas !

 

Inoubliables aussi certains personnages secondaires ; tel celui de la petite Regina qui écoute László tombé dans la déchéance évoquer les jours de fêtes de son temps passé.

 

« Jamais il ne prononçait le nom de Klára, il parlait seulement de ce qui l’entourait : vêtements, lumières, fleurs et parfums, mais jamais d’elle-même, jamais il ne la mentionnait. Tel un primitif, pour qui le nom de la divinité est tabou. La boisson assoupissait ses remords, ne laissant place qu’à la beauté d’un passé dont il faisait revivre les plus menus détails, et à l’ivresse de l’alcool se mêlait l’ivresse du souvenir. »

 

A peine si László prête attention à cette fillette. Jusqu’à saturation la malchance s’acharne sur lui. La fin de son existence ressemble à la musique qu’il improvisait « et d’où s’élevait un sanglot éploré qui se muait en rêve, en désir, en chagrin pour retomber dans un staccato indéfiniment martelé. Et pour finir, une question, un accord brisé en plein vol. »

 

 

Miklós Bánffy (1873 – 1950)

  

BanffyMiklos ministreUn des premiers défenseurs de l’œuvre de Bartok ; ministre des affaires étrangères en 1921 – 1922, il s’écarte ensuite du gouvernement et choisit de se retirer dans ses terres de Transylvanie. Il ne sortira de sa retraite qu’au début de la dernière guerre et se verra chargé en 1943 d’une mission secrète en vue de rassembler différents mouvements de résistance au nazisme.

 

L’arrivée du pouvoir communiste le voue à un nouvel exil à Budapest où il meurt. C’est une traduction anglaise à la fin des années 90 qui fera connaître son œuvre au monde.

 

Les illustrations des premières de couverture sont de Jószef Rippl – Ronai, (1867 – 1927) et de Faragó Géza (1877 – 1928) peintres hongrois.

  

  

  

                                                                                                           Hécate.

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